
Le libraire m'a reconnu et jette un œil sur mes déambulations. La route, de Cormac Mac Carthy: depuis plusieurs semaines, je lui tourne autour, je l'inspecte, le soupèse. Puis le repose.
D'ailleurs je prends puis repose une dizaine de fois une dizaine de livres. Tout cela prend un temps considérable. Je manque de reposer Faulkner à côté de Houellebecq, Céline près de Mouawad...
Et soudain un souvenir violent afflue.
J'ai 5 ans à peine, dernière année de maternelle.Au beau milieu de la librairie, bizarrement, mon émotion de l'époque est intacte. Pure. Effrayante.
C'est la fin de l'année, et l'institutrice explique avec emphase que l'an prochain nous serons des grands, car nous serons EN CP.
EN CP!?!? Je panique, car je réalise que je ne sais pas lire. Je-ne-sais-pas-lire. Dans quelques semaines je serai EN CP mais JE NE SAIS PAS LIRE.
Je crie sur la maîtresse car elle ne m'a pas appris à lire. Je suis pleine de colère. Les autres enfants sont consternés. Madame! Je vais en CP mais je ne sais pas lire! Je ne sais pas lire!
Je pleure, et comme une petite furie je piétine le sol, et mon cartable. Je ne sais pas lire. Je ne sais pas lire. JE NE SAIS PAS LIRE.
Rien ne me calme, parce que je ne sais pas lire. L'angoisse est profonde comme un délire d'enfant.
Depuis toujours mes livres sont un moyen de calmer le pressentiment du néant. Petite, il me fallait déchiffrer les lettres, les phrases, à tout prix. Les mots, un univers de solitude, peuplé de multitudes, où ma défiance envers le monde trouvait refuge.